SERRES Michel - Le Tiers-Instruit.pdf

De Vanlindt Marc
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Le Tiers-Instruit : Synthèse des Thèmes Centraux

Résumé Exécutif

Ce document de synthèse analyse les thèmes fondamentaux de l'ouvrage Le Tiers-Instruit de Michel Serres. L'œuvre propose une philosophie de la connaissance et de la pédagogie fondée sur le métissage, la traversée et l'intégration des contraires. La figure centrale est le "Tiers-Instruit", un individu qui n'est ni l'un ni l'autre, mais un troisième être, engendré par la rencontre de pôles opposés.

Les points critiques à retenir sont les suivants :

1. Le Modèle du "Gaucher Contrarié" : Loin d'être une pathologie, le gaucher contraint d'écrire de la main droite est présenté comme un "corps complété". Il incarne le Tiers-Instruit en intégrant deux mondes, deux sensibilités, devenant un "hermaphrodite latéral" qui accède à une plénitude et une tolérance inconnues des êtres unilatéraux.

2. La "Tierce Place" comme Espace d'Apprentissage : L'apprentissage véritable ne consiste pas à passer d'une appartenance à une autre, mais à expérimenter la "tierce place" – le milieu de la traversée. C'est un état d'instabilité, de sensibilité vibrante et de potentialité pure (symbolisé par le nageur au milieu du fleuve ou le gardien de but en alerte) où tous les sens convergent et où naît l'invention.

3. La Connaissance Elliptique : Serres rejette une vision de la connaissance centrée sur un unique "soleil" de la raison. S'inspirant de Kepler, il propose un modèle elliptique à deux foyers : un foyer brillant (la science, la raison universelle) et un foyer obscur (la culture, la douleur, la souffrance, le problème du mal). Le Tiers-Instruit est celui qui se forme à égale distance de ces deux sources, intégrant la pitié à la science.

4. L'Engendrement par l'Autre : L'éducation n'est pas une simple transmission mais un "engendrement". En s'exposant à l'altérité (un autre savoir, une autre culture, une autre personne), le sujet engendre en lui une "troisième personne", un être métissé, multiple et nouveau, à l'image du manteau d'Arlequin.

5. La Sagesse de la "Retenue" : Face à la tendance de toute force (politique, scientifique, idéologique) à s'étendre jusqu'à l'hégémonie et à créer une monotonie stérile ("rien de nouveau sous le soleil"), Serres prône une éthique de la "retenue". C'est en se retenant, en préservant des marges et un clair-obscur, que l'on permet à la nouveauté, à la vie et à la paix d'émerger.

I. Le Principe d'Arlequin : La Multiplicité Fondamentale

Le texte s'ouvre sur une parabole mettant en scène Arlequin, Empereur de la Lune. Cette allégorie sert de fondement à la critique d'une vision monolithique du savoir et de l'être.

Le Discours du Pouvoir vs. la Réalité Composite : Arlequin, figure du pouvoir, prétend que "tout est partout comme ici", répétant la parole du roi Salomon "rien de nouveau sous le soleil". Ce discours représente la raison unificatrice et plate du pouvoir, qui ne voit que sa propre loi. Cependant, son manteau ("houppelande portulan") dément ses propos.

   ◦ Le manteau est décrit comme une "bigarrure composite", fait de morceaux hétéroclites de toutes formes, couleurs, âges et provenances. Il symbolise la multiplicité irréductible du monde, des cultures et des savoirs.

L'Effeuillage et la Nature Profonde de l'Être : La performance d'Arlequin consiste à se déshabiller, révélant une succession infinie de manteaux composites. Le nu recule sans cesse, montrant que la multiplicité n'est pas un simple vêtement mais une condition essentielle.

   ◦ La Peau Tatouée : L'ultime "vêtement" est la peau elle-même, tatouée et "bariolée", confirmant que la diversité est inscrite dans la chair.

   ◦ L'Androgyne et le Métis : Le dévoilement final révèle un corps hermaphrodite et métis ("mulâtre, câpre, eurasien, hybride"). L'être fondamental n'est pas pur mais un "corps mêlé", un "monstre normal" qui fusionne les genres, les âges et les origines.

La Chair comme Mélange Ultime : Sous la peau, la science analyse les organes mais ne dit jamais la "chair", qui désigne le mélange ultime des muscles, du sang, des os et des nerfs. La chair elle-même est un "manteau d'arlequin".

De la Multiplicité à la Synthèse Blanche : La scène se conclut par la transformation d'Arlequin en Pierrot, une "masse éblouissante, [...] toute blanche". Cette blancheur n'est pas l'absence de couleur mais leur somme. Elle symbolise le "miracle laïque de la tolérance" qui accueille toutes les différences pour en "faire jaillir la liberté d’invention, donc de pensée".

II. Élever : La Naissance du Tiers par la Traversée

La section "Élever" utilise l'expérience personnelle de l'auteur, "gaucher contrarié", comme métaphore centrale pour décrire le processus d'apprentissage et la formation du "Tiers-Instruit".

Le Modèle du "Gaucher Contrarié"

Serres renverse la vision pathologique du gaucher forcé d'écrire de la main droite, y voyant au contraire un "corps complété".

L'Hémiplégie des Êtres Unilatéraux : Un droitier ou un gaucher "pur" est décrit comme un être souffrant d'hémiplégie, un organisme "coupé" qui traîne un "jumeau cadavérique". Ils n'utilisent qu'une moitié de leur potentiel.

Le Corps Croisé et la Plénitude : Le "gaucher contrarié" devient un "corps croisé", une "chimère" qui est resté gaucher pour les gestes privés (force, expression) et est devenu droitier pour les actes publics (écriture, sociabilité). Il est un "hermaphrodite latéral" qui accède à la plénitude et à une compréhension du point de vue de l'autre.

Une Richesse Inépuisable : Cette expérience de la traversée est un "trésor" contenant "le virtuel de l’apprentissage, l’univers de la tolérance et le scintillement solaire de l’attention".

La Métaphore de la Traversée

L'apprentissage est comparé à la traversée d'un fleuve à la nage, une épreuve qui révèle la véritable nature du changement.

Les Deux Rives et le Milieu : L'apprentissage ne consiste pas seulement à passer d'une rive (un savoir, une culture) à une autre. L'essentiel se joue au milieu, dans le "fleuve blanc qui coule dans le fleuve visible".

La Perte des Références : Au milieu, le nageur perd toute référence terrestre, toute appartenance. Il doit s'adapter à un troisième monde, celui du passage, sous peine de mort. C'est l'expérience de l'exil et de la solitude fondatrice.

Du Double au Multiple : L'être qui a traversé n'est pas simplement double (bilingue, ambidextre). Il est triple, car il a intégré l'expérience du milieu. Il devient "multiple", une "source ou échangeur de sens" capable de tout recevoir et intégrer.

La Tierce Place : Espace d'Apprentissage et de Sensibilité

Le milieu de la traversée est la "tierce place", un concept central qui désigne un état de pure potentialité.

Un État d'Instabilité Vibrante : C'est un "état vibre comme une instabilité, une métastabilité, comme un tiers non exclu entre l’équilibre et le déséquilibre". Il est illustré par le gardien de but ou le joueur de tennis à la volée, dont le corps est prêt à partir dans toutes les directions à la fois.

Le Siège de l'Attention : C'est le lieu de "l’éveil, alerte, attention". Le cerveau, le sexe, la langue sont des modèles de cette "tierce place", oscillant entre les possibles.

Le Seuil de l'Invention : C'est à ce seuil, ce "milieu" du travail, que soudain "tout devient facile". C'est le moment où des années d'entraînement s'intègrent et où l'on sait que l'on va réussir, même sans l'avoir encore fait.

Apprentissage comme Exposition et Engendrement

L'apprentissage est une répétition de l'expérience originelle de la naissance.

Les Quatre Épreuves de la Pédagogie :

   1. L'éclatement du corps en parts (quitter son milieu).

   2. L'expulsion vers l'extérieur (affronter l'inconnu).

   3. Le choix d'un chemin transverse (ne pas suivre la voie "naturelle").

   4. Le passage par la tierce place.

La Naissance comme Premier Apprentissage : Ces quatre épreuves sont celles de la naissance : s'arracher au corps maternel, être poussé dehors, passer par un pertuis étroit. "Naissance, connaissance" sont liées par cette expérience fondatrice de "mourir-vivre à tiers inclus".

L'Exposition : Toute évolution ou apprentissage exige une "exposition", un "écart à l’équilibre", une prise de risque qui nous fait quitter notre lieu fixe. Le connaissant devient un "tiers passant", "errant sans habitat fixe".

III. Instruire : La Connaissance Elliptique et le Problème du Mal

La section "Instruire" élargit la perspective de la formation individuelle à une théorie générale de la connaissance.

La Révolution Keplerienne de la Connaissance

Serres rejette la gnoséologie "circulaire" centrée sur un unique soleil de la raison et propose un modèle "elliptique" inspiré de Kepler.

Les Deux Foyers du Savoir : L'orbite de la connaissance possède deux foyers :

   1. Le Foyer Brillant : Le soleil de la science, de la raison, de la clarté, de l'universel objectif.

   2. Le Foyer Obscur : Un "deuxième soleil noir", actif mais sombre. Il représente le non-savoir, les cultures locales, les "simples", et surtout l'universel du problème du mal (douleur, injustice, souffrance, mort).

Le Tiers-Instruit : Il se forme à égale distance de ces deux pôles. Son instruction intègre l'éclat de la raison et l'ombre de la souffrance. Il comprend que "le problème du mal croise le savoir".

La Troisième Personne : De l'Exclusion à l'Universalité

La "troisième personne" grammaticale (il, elle, on, cela) sert de modèle ontologique à la dynamique de la connaissance.

Du Tiers Exclu au Milieu Total : Initialement, la troisième personne désigne ce qui est exclu de la communication "je-tu". Cependant, elle peut se dilater pour devenir le milieu de tout :

   ◦ Le collectif social ("on", "tous").

   ◦ L'objectivité ("le ça", "ceci").

   ◦ Le monde physique ("il pleut").

   ◦ L'Être même ("il y a").

   ◦ La morale ("il faut").

Le Fondement des Sciences : Le principe du "tiers exclu" fonde la démonstration dans les sciences exactes, tandis que la dynamique d'exclusion/inclusion sociale fonde les sciences humaines.

L'Engendrement du Tiers-Instruit : L'apprentissage est le processus par lequel la première personne ("moi"), en s'exposant à une deuxième (l'autre, l'esclave-pédagogue), engendre en elle une troisième personne (l'esprit, l'objectivité, un être métissé).

Les Modèles de l'Engendrement

Serres explore divers modèles culturels de cet engendrement d'un tiers.

La Trinité Chrétienne : Le Père (stabilité), le Fils (équilibre par le mouvement de rédemption) et le Saint-Esprit (troisième personne) qui "procède" des deux premiers. L'Esprit, symbolisé par le vent ou le feu, est instable, imprédictible, en "écart à l’équilibre", et représente le temps de l'invention et de l'apprentissage.

La Phénoménologie Populaire : L'apparition de la Vierge à Bernadette Soubirous est une "phénoménologie" qui parle depuis le "foyer noir" (grotte sombre, jeune fille illettrée), en opposition à la phénoménologie savante du "foyer solaire".

Les Ancêtres Tiers-Instruits : De Rabelais à Pascal et Zola, de nombreux auteurs ont incarné le Tiers-Instruit en fusionnant science et littérature, créant des "œuvres corps complets".

La Leçon de Carmen : La nouvelle de Mérimée est analysée comme un archétype de la création tiers-instruite. Elle commence par l'érudition (le savant dans sa bibliothèque) pour ensuite sortir "dehors" et remonter vers les "sources", où la critique scientifique s'efface devant le récit et le mythe, incarnés par la figure de Carmen.

IV. Éduquer : La Paix par la Retenue et l'Invention

La dernière partie de l'œuvre propose une éthique et une philosophie politique fondées sur les principes développés précédemment.

La Loi du Roi et la Sagesse de la "Retenue"

"Rien de nouveau sous le soleil" : Lorsqu'un facteur unique (le froid, la chaleur, une espèce vivante, une idéologie, la raison "pure") devient hégémonique, il "règne" en éliminant la diversité et la complexité. Il produit une monotonie stérile où plus rien de nouveau ne peut naître. C'est la "loi du roi", la "folie" de l'expansion.

La Retenue comme Condition de Nouveauté : La sagesse, la vie et la nouveauté exigent la "retenue". C'est en se retenant, en ne déployant pas toute sa puissance, que l'on crée des marges, un clair-obscur, un "mélange variable" d'où l'histoire et l'invention peuvent émerger.

   ◦ Cela s'applique aux climats tempérés, aux espèces qui n'ont pas cherché la domination totale, à Dieu qui se retient pour laisser place à la création, et à la science qui doit devenir sage en ne faisant pas tout ce qu'elle peut faire.

   ◦ "L’humanité devient humaine quand elle invente la faiblesse — laquelle est fortement positive."

La Paix par le Partage : La Leçon de la Tierce-Île

Une parabole sur des naufragés et des insulaires illustre le passage d'une logique de guerre à une logique de paix.

Le Jeu à Somme Nulle : Les Occidentaux enseignent le football, un jeu fondé sur la "départage", l'existence d'un vainqueur et d'un vaincu.

Le Jeu du Partage : Les insulaires modifient la règle : le match ne s'achève que lorsque le score est nul ("le vrai partage"). S'il y a un gagnant, la partie continue, parfois pendant des jours, jusqu'à ce que l'équilibre soit rétabli.

Critique de la Logique de Domination : Cette fable est une critique radicale de la culture occidentale, dont la logique (guerrière, scientifique, économique) repose sur la victoire et l'élimination de l'autre, jugée "injuste et barbare" par les insulaires.

Le Styliste et le Grammairien : La Paix en Philosophie

Ce conflit interne à la philosophie illustre la même opposition.

Le Grammairien (L'Analyste) Le Styliste (L'Écrivain)
Méthode Découpe, analyse, distingue (dichotomie).
Objectif Clarté, rigueur, débat.
Risque Statique, stérile, répétitif.
Figure Socrate, le fantassin, le taureau.
Résultat Clarifie la langue au prix de sa vie.

Serres appelle à une paix entre ces deux approches, qui sont les deux pôles nécessaires de la pensée. Une philosophie complète doit être à la fois rigoureuse et inventive, unissant l'analyse et le style.

L'Invention et l'Immortalité

La Création comme Résistance : L'invention ("trouvaille") est le seul véritable acte intellectuel. Elle est une résistance à l'entropie, au temps, à la mort. L'œuvre d'art "remonte le temps".

La Couple Générique de l'Histoire : L'histoire est produite par le couple asymétrique du mécène (pouvoir, économie) et du créateur (culture, artiste).

   ◦ Le mécène assure la survie à court terme de l'artiste.

   ◦ L'artiste assure la survie à long terme (l'immortalité) du mécène.

   ◦ Le matériel (économie) fonde le logiciel (culture) dans le présent, mais le logiciel fonde le matériel sur la longue durée.

Le Portrait Final : Le livre se clôt sur un hommage à Hergé, qui incarne le génie créateur. Tintin, personnage "blanc", "transparent", sans nom propre, est la "tierce place" où chaque lecteur peut s'insérer. Hergé, par sa "ligne claire", a su créer un enchantement, un "immense oui" dans un siècle de négation, devenant la figure ultime de l'artiste qui engendre un monde nouveau par la grâce et la retenue.