OLDENBURG Ray - The Great Good Place.pdf
Le concept du « Tiers-Lieu » selon Ray Oldenburg
Synthèse
Ce document de synthèse expose le concept de « tiers-lieu » tel que développé par le sociologue Ray Oldenburg. Il analyse d'abord le « problème de l'endroit » qui caractérise la société américaine contemporaine, marqué par la fragmentation sociale et l'isolement engendrés par l'expansion des banlieues pavillonnaires. Cette absence d'une vie publique informelle et accessible engendre du stress, de l'ennui, et une pression excessive sur les sphères familiales et professionnelles.
En réponse à ce problème, Oldenburg propose le concept de « tiers-lieu » comme une composante essentielle à une vie équilibrée et épanouie. Le tiers-lieu constitue le troisième pilier de l'expérience sociale, aux côtés du foyer (le premier lieu) et du travail (le deuxième lieu). Il s'agit d'un espace public informel, tel qu'un café, un bar de quartier, une librairie ou un salon de coiffure, qui accueille des rassemblements réguliers, volontaires et informels.
Les tiers-lieux partagent des caractéristiques universelles qui favorisent la cohésion sociale et le bien-être individuel :
• Ils fonctionnent comme un terrain neutre où nul n'est tenu de jouer l'hôte.
• Ils agissent comme un niveleur social, où le statut et les hiérarchies externes sont mis de côté au profit de la personnalité.
• La conversation y est l'activité principale, un art pratiqué pour le plaisir de l'échange.
• Ils sont définis par leurs habitués, qui créent l'atmosphère et le sentiment d'appartenance.
• Ils sont accessibles en termes de localisation et d'horaires, s'intégrant facilement dans la routine quotidienne.
• Ils maintiennent un profil bas, évitant la prétention et le commercialisme.
• Leur humeur est fondamentalement ludique, offrant une échappatoire aux préoccupations sérieuses de la vie.
• Ils fonctionnent comme un foyer loin de chez soi, offrant confort psychologique, soutien et chaleur humaine.
En définitive, les tiers-lieux sont présentés comme des environnements indispensables à la vitalité d'une communauté et à la santé psychologique de ses membres, offrant un antidote à l'aliénation de la vie moderne.
I. Le Problème de l'Endroit en Amérique
Oldenburg diagnostique un mal profond dans la société américaine qu'il nomme « le problème de l'endroit ». Ce problème découle de l'incapacité de la vie américaine à faire évoluer une communauté intégrale pour remplacer la petite ville traditionnelle. Selon l'analyse de Max Lerner citée par l'auteur, la nostalgie de la petite ville est en réalité une « quête de communauté ». Cette quête non satisfaite a rendu la vie « plus discordante et fragmentée » et les Américains « un peuple mécontent ».
A. Le Déclin de la Communauté et l'Ascension de la Banlieue
L'essor de la banlieue pavillonnaire après la Seconde Guerre mondiale, loin de résoudre ce problème, l'a exacerbé. Conçue comme un havre de paix pour les vétérans, la banlieue s'est avérée « hostile à l'émergence de toute structure ou utilisation de l'espace au-delà des maisons et des rues uniformes ».
• Absence d'enracinement : La banlieue est décrite comme « une simple base à partir de laquelle l'individu atteint les composantes dispersées de l'existence sociale ». Les résidents travaillent, dorment et magasinent dans des lieux différents, sans se soucier d'aucun d'entre eux. Il n'y a « pas de tavernes locales ou de magasins de quartier » où faire ses adieux.
• Contraste avec l'Europe : Des témoignages soulignent ce manque. Une expatriée luxembourgeoise se sent « plus étrangère qu'en tout autre lieu du monde » à cause de l'absence de contact entre voisins et du manque de cafés locaux. De même, les Britanniques regrettent l'absence d'équivalent au pub de village, où l'on peut se rendre à pied pour socialiser avec les voisins.
• Impact sur les individus : La vie en banlieue a engendré l'ennui et l'isolement, notamment pour la femme au foyer, et un sentiment d'enfermement pour les adolescents. Ces derniers, confrontés à un environnement sans lieux où se retrouver, agissent « comme un animal en cage ». L'ambiance générale est décrite par le sociologue David Riesman comme un « déplaisir diffus et de faible intensité ».
Face à ce vide, les Américains se sont repliés sur le privé, substituant, selon Dolores Hayden, « la vision du foyer idéal à celle de la cité idéale ». Le foyer est devenu une forteresse contre un environnement public perçu comme hostile ou dénué d'aménités.
B. Les Conséquences d'une Vie Publique Informelle Déficiente
L'absence d'espaces de socialisation informels a des répercussions profondes sur l'ensemble de la société.
• Pression sur le foyer et le travail : Ces deux sphères sont surchargées d'attentes qu'elles ne peuvent satisfaire, devant compenser tout ce qui manque dans la vie communautaire. Cela se traduit par une tension immense, illustrée par le fait que les États-Unis ont le taux de divorce le plus élevé au monde.
• Crise de santé publique : Le stress est devenu une cause majeure de maladie. Les deux tiers des visites chez les médecins de famille aux États-Unis sont motivés par des problèmes liés au stress. L'auteur cite Claudia Wallis : « C'est un triste signe des temps que les trois médicaments les plus vendus dans le pays soient un médicament contre l'ulcère (Tagamet), un médicament contre l'hypertension (Inderal) et un tranquillisant (Valium). »
• Augmentation du coût de la vie : Là où les moyens de loisir ne sont pas partagés publiquement, ils deviennent des objets de consommation privée. La publicité, ennemie de la vie publique informelle, exacerbe ce phénomène en promouvant l'acquisition compétitive au détriment de la camaraderie. Le style de vie de la classe moyenne américaine est ainsi jugé « excessivement coûteux » par rapport à la satisfaction qu'il procure.
• Perte des savoir-faire sociaux : En l'absence d'une vie publique informelle saine, les citoyens « oublient littéralement comment en créer une ». L'étiquette publique facilitant le contact avec des inconnus est remplacée par des stratégies d'évitement.
II. La Solution : Le Tiers-Lieu
Pour Oldenburg, une vie épanouie doit trouver son équilibre dans trois sphères d'expérience distinctes : la sphère domestique, la sphère productive et la sphère sociable. C'est pour désigner les cadres essentiels de cette troisième sphère qu'il forge le terme de « tiers-lieu ».
A. Définition et Hiérarchie
• Définition : Le tiers-lieu est une désignation générique pour une grande variété de lieux publics qui accueillent les rassemblements réguliers, volontaires, informels et joyeusement anticipés d'individus, en dehors des domaines du foyer et du travail.
• La Hiérarchie des Lieux :
1. Le Premier Lieu : Le foyer, l'environnement le plus important et le plus formateur.
2. Le Deuxième Lieu : Le cadre de travail, qui réduit l'individu à un rôle productif.
3. Le Troisième Lieu : Les cadres centraux de la vie publique informelle.
Ce classement correspond à la dépendance de l'individu et au temps alloué. Cependant, si dans des pays comme la France ou l'Irlande, le tiers-lieu est un « troisième solide », aux États-Unis, il est un « troisième faible », la majorité de la population en étant dépourvue. Historiquement, ces lieux étaient centraux (l'agora grecque, le forum romain), mais aujourd'hui leur vitalité dépend plus de leur prolifération que de leur proéminence.
III. Les Caractéristiques Essentielles du Tiers-Lieu
Malgré leurs apparences variées, les tiers-lieux à travers le monde partagent des caractéristiques fondamentales qui expliquent leur fonction sociale.
A. Un Terrain Neutre
Le tiers-lieu est un terrain neutre où les individus peuvent aller et venir à leur guise. Personne n'est obligé de jouer l'hôte, et tout le monde s'y sent chez soi et à l'aise. Cette neutralité est cruciale car elle permet d'entretenir un réseau d'amitiés bien plus large et varié que celui que l'on pourrait inviter dans l'espace privé du foyer. Sans ce terrain neutre, l'association en dehors de la maison s'appauvrit.
B. Un Niveleur Social
Les tiers-lieux sont, par nature, inclusifs et accessibles à tous, sans critères formels d'adhésion. Le statut social acquis dans le monde extérieur doit être « laissé à la porte ». À l'intérieur, c'est la personnalité, le charme et l'esprit d'un individu qui comptent, pas sa position ou sa richesse. Ce processus de nivellement favorise ce que le sociologue Georg Simmel appelait la « pure sociabilité » : se réunir pour le simple plaisir d'être ensemble, au-delà de tout objectif, rôle ou devoir. C'est une expérience profondément démocratique et un soulagement tant pour ceux qui ont un statut élevé que pour ceux qui en ont un plus modeste.
C. La Conversation comme Activité Principale
L'activité cardinale et durable des tiers-lieux est la conversation. Un bon tiers-lieu se reconnaît à la qualité de la parole qui s'y déploie : elle est vivante, colorée et engageante. Contrairement à une perception américaine qui dévalorise le « bavardage », la conversation dans ces lieux est un art. Les règles de la conversation (écouter, être attentif, éviter les sujets trop personnels) y sont respectées intuitivement, favorisant l'échange démocratique. Toute interruption de ce flux, qu'il s'agisse d'un « raseur » (bore), d'une musique trop forte ou de jeux vidéo, est considérée comme nuisible à l'essence du lieu.
D. Accessibilité et Commodité
Pour remplir pleinement leur fonction, les tiers-lieux doivent être facilement accessibles, tant en termes d'horaires que de localisation.
• Horaires : Ils fonctionnent généralement sur de longues plages horaires, accueillant les gens avant, entre et après leurs obligations professionnelles ou familiales.
• Localisation : La proximité est essentielle. Un lieu éloigné du domicile perd de son attrait. L'exemple du pub anglais, le « local », illustre parfaitement l'importance d'un lieu de quartier accessible à pied, garantissant la présence de visages familiers.
E. Les Habitués
Ce ne sont pas les aménagements ou les prix qui font l'attrait d'un tiers-lieu, mais ses clients réguliers : les habitués. Ce sont eux qui « donnent son caractère au lieu » et qui instaurent le ton de la convivialité. Un établissement sans habitués dégage souvent une ambiance morne, un « air de fin du monde ». Devenir un habitué n'est pas difficile mais demande du temps ; la confiance s'établit par la simple réapparition régulière et le respect des codes de civilité du groupe.
F. Un Profil Bas
La plupart des tiers-lieux sont physiquement modestes, voire ordinaires. Ils ne sont pas conçus pour impressionner. Cette simplicité a plusieurs fonctions :
• Elle agit comme une « coloration protectrice », repoussant les clients de passage et protégeant l'intimité du groupe.
• Un décor sans prétention encourage le nivellement social et l'abandon des faux-semblants.
• Les habitués eux-mêmes adoptent une attitude décontractée, venant « comme ils sont » sans chercher à s'endimancher.
G. Une Humeur Ludique
L'ambiance persistante du tiers-lieu est ludique. La conversation y est spirituelle et légère, et les sujets sérieux sont rapidement désamorcés par l'humour. Cet esprit de jeu crée un « monde temporaire à l'intérieur du monde ordinaire », comme le décrit l'historien Johan Huizinga à propos des terrains de jeu. C'est cet élément magique qui attire les habitués et leur donne le sentiment de faire partie d'un cercle privilégié.
H. Un Foyer Loin de Chez Soi
Bien que radicalement différent du foyer privé, le tiers-lieu partage avec un « bon » foyer de nombreuses qualités de confort psychologique. En utilisant les cinq critères de la « domesticité » (at-homeness) du psychologue David Seamon, la comparaison est éclairante :
Critère de Domesticité | Application au Foyer | Application au Tiers-Lieu |
Enracinement | Centre physique des allées et venues de la famille. | Point de repère quotidien où l'on est sûr de retrouver des connaissances. L'absence d'un habitué est remarquée. |
Appropriation | Sentiment de possession et de contrôle sur l'espace. | Sentiment d'appartenance et de co-propriété symbolique. Les habitués parlent du lieu à la première personne. |
Régénération | Lieu de repos physique et de récupération. | Lieu de régénération sociale et spirituelle, pour se détendre et « décompresser ». |
Aisance | Liberté d'être soi-même, d'exprimer sa personnalité. | Liberté d'expression à travers la conversation, l'humour et les interactions ludiques. |
Chaleur | Émerge de l'amitié, du soutien et du souci mutuel. | Qualité essentielle et non négociable. Un tiers-lieu ne peut survivre sans chaleur, alors qu'un foyer le peut. |
En conclusion, le tiers-lieu n'est pas une simple échappatoire, mais un environnement vital qui répond à des besoins humains fondamentaux de communion, de reconnaissance et de détente, des besoins que ni le foyer ni le travail ne peuvent entièrement combler.